Il faisait chaud, samedi. Ce n’était pas encore l’été, mais pourquoi s’en plaindre ? Et tant pis si la climatisation du bus 93 qui nous emmenait jusqu’au centre de Paris n’a jamais fonctionné. L’important, c’était d’en être. Nous portions tous nos maillots, certains flambant neufs, d’autres venus des temps où le sponsor du Paris Saint-Germain ne s’appelait pas « Qatar Airways » mais « Thomson »…
Soudain, le bus marque l’arrêt boulevard Haussmann. Puis, le chauffeur fait signe aux passagers qu’il n’ira pas plus loin. Il est 17h30 seulement. A-t-il pris peur en approchant les Champs-Élysées ? Pas grave. Il reste environ un quart d’heure de marche pour rejoindre la rue d’Artois et le pub « The Bowler », un établissement on ne peut plus british, planté au cœur de Paris, à quelques encablures de la plus belle avenue du monde. Les voitures ont déserté les rues. On se croirait à Paris au mois d’août. En arrivant, les murs du pub sont pavoisés d’ornements typiques, références à la « Queen » et au folklore britannique, dans un pub où la bière locale est appelée « Brexit ». En fond sonore résonnent quelques notes du groupe Madness ou de Sinead O’Connor, mais à part ça, point d’Anglais en chair et en os. Ils ont plié bagage pour la soirée, laissant la place aux supporters du Paris Saint-Germain. Un imposant videur filtre les entrées. Il cherche à repérer les éventuels trouble-fêtes qui ne manqueront pas de pointer leur nez.
Par gentillesse, la direction de l’établissement a accepté de placer un téléviseur vers l’extérieur, pour que tout le monde dans la rue puisse regarder le match. Nous faisons partie, grâce à un ami client fidèle, des privilégiés qui seront à l’intérieur ; enfin, pour l’instant, comme on va le voir… Les commerces du quartier ont fermé leurs portes très tôt ou s’apprêtent à le faire. De l’autre côté de la rue, le portier du restaurant trois étoiles Apicius qui, lui, est resté ouvert, fait grise mine. Les supporters commencent à affluer. Les jeunes de banlieue aussi. Au bout de deux heures, la tension se met à monter, bien que tout le monde reste concentré, dans l’excitation d’une finale de la Champions League. Le coup de sifflet marquant le début du match est l’occasion d’une démonstration de chants de supporters de Paris. Ceux-ci sont plus des slogans que des chants d’ailleurs, le club n’ayant pas vraiment d’hymne, comme Lens avec ses « Corons » ou les compositions magistrales et anciennes chantées par les clubs anglais ou espagnols.

La foule s’agglutine devant la devanture du pub, un mélange hétéroclite de Parisiens avec leur écharpe, de touristes curieux et d’émeutiers en herbe. Des jeunes ayant dérobé des vélibs’ tournent autour du pub. Je vais leur parler. Ils m’affirment ne pas soutenir Paris, mais l’Inter. Ils se prétendent marseillais. Je ne suis pas certain que le football les intéresse en vérité. Retour à l’intérieur. Le premier but d’Hakimi est célébré à l’aide d’un fumigène tiré tout près de la devanture du « Bowler ». Bientôt, un deuxième retentit, ponctué de quelques tirs de mortiers d’artifice dans les rues adjacentes. À travers la vitre du pub, j’aperçois un supporter la main légèrement brûlée par des étincelles du mortier. À moins que ça ne soit lui qui se soit blessé en le tirant… La rue ressemble maintenant à une tribune du Parc des Princes. La terrasse en bois sur laquelle, en arrivant, des clients dégustaient tranquillement une bière est en miettes. Le deuxième but, un tir splendide signé Désiré Doué, est l’occasion d’une nouvelle salve de fumigènes et de mortiers. Puis, devant nos yeux, des jeunes se mettent à invectiver des habitants sortis à leurs fenêtres et qui se plaignent. La ferveur footballistique domine encore. Elle ne s’éteindra jamais, même après, même au milieu du chaos, et c’est bien là le paradoxe de tout ça.
Sans doute avertis par les habitants, la police arrive. À la mi-temps, le propriétaire du « Bowler » fait signe aux convives qu’il faut quitter les lieux. La fête s’achève plus vite que prévu dans ce petit coin de Paris. La fermeture du pub a pour effet d’expédier la masse de ceux qui s’étaient regroupés devant vers les Champs-Élysées. Ça commence à courir de partout, au milieu des clameurs. Puis les motos font leur apparition. Toujours le même attelage : un conducteur, à fond, bien sûr, frôlant les piétons et un passager qui, parfois, fait flotter un drapeau du PSG. On se tient à distance. « Demi-tour !! » hurlent des policiers alors que notre groupe s’apprête à se glisser le long de l’Arc de Triomphe pour rejoindre La Défense et ainsi échapper au chaos qui, progressivement, se forme autour de nous.
À cette heure, l’Arc de Triomphe a des airs de forteresse assiégée. Toutes les avenues qui y mènent sont bloquées par d’imposants véhicules de police. C’est comme si l’objectif des autorités était bien de ne surtout pas reproduire la désastreuse image donnée à ce lieu par les Gilets jaunes. Puis c’est la charge. D’où nous sommes, nous ne la voyons pas, mais des centaines de supporters se mettent à courir vers nous, un flot continu, tandis que les mortiers éclatent de plus belle. Parfois, ça explose tout près. Le pire dans ce périple, c’est qu’il existe toujours un fond de joie, même si les choses empirent au point que, par moments, on ne sait plus très bien comment faire pour quitter les abords des Champs.
Une rue plus calme, et nous voilà attirés par la présence d’un écran à l’intérieur d’une brasserie encore ouverte. La seconde mi-temps vient de démarrer. Nous nous retrouvons alors le nez devant la vitre, dans la même position que ceux qui, tout à l’heure, se massaient devant le « Bowler ». Les buts s’accumulent. On ne fait alors plus attention à ce qui se passe derrière nous. Le football reprend ses droits. L’avant-dernier est signé Marquinos, le vieux routard du club, compagnon des heures difficiles, présent en défense depuis 2011. « Tous ensemble, on chantera. Cet amour qu’on a pour toi. Qui ne cessera jamais ! Après tant d’années, De galères et de combats. » Ce chant semble avoir été écrit pour lui. Et ce but, en Ligue des champions, a des airs de cadeau du ciel. Marquinhos termine le match en pleurant. C’est la dernière image de la finale que je garde, car le tumulte et la foule en liesse nous incitent à partir. Une immense joie nous saisit en marchant. Elle me rappelle celle que j’avais connue lors de la victoire de la France à la Coupe du monde en 1998. Sauf qu’à l’époque, il n’y avait aucune émeute. Rien du feu qui s’élève en ce moment dans les rues de Paris, rien de ces mortiers dont l’usage détourné est allé jusqu’à ternir la joie du feu d’artifice pour presque en faire des engins de guerre. Aucune scène non plus comme cet émeutier qui remonte la rue, encadré par une colonne de policiers qui le conduit au panier à salades. Supporter, émeutier, l’un ou l’autre ou bien l’un et l’autre. Tous se ressemblent. C’est là le plus difficile pour la police en ces heures, laisser la fête se dérouler ou intervenir pour empêcher les destructions, vaste dilemme…

Attention cependant, ce ne sont pas là des scènes de guerre, comme le prétendent la presse et les politiques trop facilement. Des voitures brûlées, un mort par accident, un meurtre et quelque 600 arrestations. Un scandale absolu pour une finale gagnée. Mais Paris n’était pas Bagdad. C’était une insurrection joyeuse nimbée d’une dose de crétinerie absolue de certains et d’une volonté de nuire et de voler chez d’autres. Car les personnes que nous croisons ont presque tous des visages qui s’illuminent dans les phares des voitures et les vapeurs des lacrymogènes. Ils respirent la joie, celle du sacre d’un club qui nous ramène à nos souvenirs et à nous-même. Pour ma part, ce furent les années 90, virage Boulogne, le Parc comme terrain de jeu, au milieu d’années folles, vécues à cent à l’heure, des rêves grands comme le monde et de l’insouciance…
Récemment, j’ai retrouvé un copain après son match de tennis au TCP, près de la tour TF1. Quelle ne fut pas ma surprise en découvrant que son partenaire de jeu ce jour-là était Raï en personne, le capitaine du PSG de ma jeunesse. J’ai pensé à lui samedi soir, à Luis Hernandez, à Georges Weah. C’était le bon temps, mais le PSG gagnait peu, il faut le reconnaître. Puis les Qataris sont arrivés, avec à leur tête Nasser el Khalifi, l’ancien entraîneur de tennis de l’Émir. Qu’un coach de tennis termine dirigeant du club de foot d’une capitale comme Paris m’a toujours paru invraisemblable, mais que voulez-vous, avec de l’argent on peut tout faire, ou presque. Après 14 ans à la tête du PSG, Nasser aura compris tardivement qu’il ne servait à rien d’empiler les stars achetées à prix d’or pour gagner, et qu’il valait sans doute mieux laisser un coach, en l’occurrence, Luis Enrique, faire son équipe avec des joueurs moins « show off », qui font parler d’eux sur le terrain et pas en dehors… Grand bien lui fasse. Et vive Paris !