Le parti AfD, entre Allemagne et Russie

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Pour la première fois en Allemagne, un parti d’extrême droite obtient une majorité des votes dans une élection locale, ce dimanche 25 juin, dans un « landrat » de Sonneberg, au sein de l’État de Thuringe. Cette entité administrative semblable au canton, et regroupant plusieurs communes à la frontière de la Bavière, a élu avec 52,8% des voix Robert Sesselmann du parti Alternative pour l’Allemagne (AfD), contre le parti conservateur CDU. 

Toute l’Allemagne avait les yeux rivés sur le landrat de 52 000 habitants, qui consacre ce weekend la montée en puissance de l’AfD donné entre 18% et 20% des votes au niveau fédéral selon les derniers sondages. Un parti particulièrement controversé, et à la ligne fluctuante ces dernières années, aux inflexions de plus en plus favorables à la politique de Moscou.

Une genèse « modérément eurosceptique »
Contacté par OMERTA, un membre du directoire fédéral de l’AfD qui écrit dans la presse de droite sous le pseudonyme de Felix Hagen explique que le parti, d’abord « modérément eurosceptique », est fondé sur le rejet de l’euro mais non pas de l’Union européenne, proposant par exemple de revenir aux monnaies nationales mais aussi possiblement de fonder de nouvelles zones, comme un euro du Sud et un euro du Nord par exemple. Tout est encore question d’efficacité économique au départ et l’on distingue la crainte des économies plutôt « nordistes » et rigoureuses, comme l’Allemagne, d’avoir à soutenir les « sudistes » jugés trop dépensiers comme l’Italie ou la Grèce.   

Mais le « parti des professeurs » (ils y sont nombreux) entre en dissonance avec ses électeurs. En 2017, les 12,6% d’Allemands ayant voté AfD votent principalement contre l’immigration de masse organisée par Angela Merkel en 2015, ce qui « n’allait pas bien avec les positions de départ des fondateurs ». Ils votent également contre l’Union européenne elle-même, qu’ils estiment souvent responsable de la perte globale de souveraineté de leur pays, assimilée à une politique migratoire délaissée. En effet l’immense majorité des partis représentés au Parlement (le Bundestag) ont pour habitude de ne jamais remettre en question l’existence même de l’UE et de la zone euro, et l’AfD représente leur plus proche porte-voix… C’est alors « un nouveau parti, anti-establishment, anti-immigration de masse de plus en plus multipolaire » qui naît, plus proche des revendications des électeurs. Multipolaire, car il se fait de plus en plus anti-atlantiste, en se rapprochant notamment de la Russie.

Les « Allemands de Russie », cible majeure de l’AfD
Lorsque la guerre éclate en février 2022, de fortes dissensions apparaissent au sein du parti, qui se fracture sur le sujet avant de choisir sa ligne, résolument défavorable à tout type de sanctions contre la Russie. La ligne sera la suivante : Moscou n’est pas vraiment responsable de la guerre. Le parti assume de plus en plus son goût pour une alliance à l’est, et justifie laconiquement via son porte-parole la centaine de voyages de ses responsables au pays de Pouchkine depuis 2015 : « Les députés sont libres de rencontrer qui ils veulent ». A la tête du groupe parlementaire de l’AfD en Saxe, Jörg Urban avait d’ailleurs déclaré vouloir travailler à une « amélioration des relations germano-russes », juste après l’invasion de l’Ukraine.

En réalité, se positionner ainsi en faveur de l’envahisseur de Kiev représente une manne dont le parti aurait désormais du mal à se passer, entre autres pour une raison simple : environ 3 à 4 millions d’« Allemands de Russie » vivent aujourd’hui à l’est du pays, et sont pour beaucoup attirés par ce parti qui accepte leur part de « russité ». Ces populations allemandes ont émigré à la fin du XVIIIe siècle en Russie à l’appel de la tsarine Catherine II pour cultiver des terres sur la Volga et la mer Caspienne. Ils ne réémigrent massivement qu’à la chute de l’URSS, emportant avec eux une forte part de culture et de langue russe, si bien que leur germanité laisse dubitatifs nombre d’Allemands, et notamment ceux issus d’Allemagne de l’Ouest avec qui le contact est encore aujourd’hui difficile. Ce sont souvent près de 250 ans d’évolution culturelle divergente qui séparent les premiers des seconds, si bien que ces Allemands pas comme les autres doivent clamer à plein poumons leur amour de l’Allemagne pour que les drapeaux russes qui flottent parfois en manifestations s’estompent légèrement dans l’esprit de leurs compatriotes…

« Opération spéciale » et pêche aux électeurs
Et l’invasion de l’Ukraine n’a rien arrangé. Ces Allemands de Russie sont d’autant plus vus comme de potentiels agents étrangers à l’allégeance douteuse, alors que leurs positions sur le conflit détonnent profondément : le média pro-atlantiste Visegrad24 par exemple les décrivait le 3 avril 2022 sur Twitter comme « une cinquième colonne » russe encastrée en Europe, en réaction à une vidéo où de nombreux Russes-allemands manifestent un soutien total à ladite « Opération spéciale ».

Un élément que l’AfD a bien compris. À part de maigres déclarations en faveur de Kiev de la part de l’ancien cadre du parti à Berlin Georg Pazderki, dans les premières semaines, l’AfD tient à porter les revendications de ces Allemands tournés vers le monde russe : prises de parole et tracts en russe, dénonciation des sanctions qui sont perçues parfois comme la seule véritable cause de l’inflation galopante… Tout y passe pour fidéliser des électeurs potentiels qui se sont révélés particulièrement présents durant les dernières élections. Le soutien financier frauduleux de Moscou n’y est certainement pas étranger non plus, alors que le député AfD Markus Frohnmaier était cité en 2017 dans des documents adressés à des membres de l’administration présidentielle russe, révélés par l’enquête conjointe des journaux Der Spiegel, ZDF, BBC britannique et La Repubblica deux ans plus tard en avril 2019. On y apprend que le député Frohnmaier « sera au Bundestag un député totalement sous contrôle », qui multiplie en effet les prises de position sans équivoque notamment en faveur d’une reconnaissance de la Crimée comme possession russe à l’époque.

Tremplin électoral et influence locale
Beaucoup d’analystes annonçaient la mort du parti après le début de la guerre, mais celle-ci a eu l’effet inverse. Au sein des scores croissants, le vote des quartiers russes-allemands est encore plus significatifs, comme en 2021 où des quartiers de Hanovre et Pforzheim votent AfD à 30%. Les scores oscillent entre 15% et 25% dans de nombreux autres quartiers de grandes villes comme à Berlin. Pas de majorité franche, mais une nette tendance qui pèse gros dans les élections, pour augmenter encore le nombre de sièges au Bundestag (ils en obtiennent 83 en 2021).

Alors que la Basse-Saxe voit l’AfD atteindre les 16% de voix aux législatives de 2022, C’est bien pour l’instant un petit canton de 52 000 habitants environ qui sera géré par le parti anti-atlantiste. « Établir une majorité à l’assemblée parlementaire du landkreis (« arrondissement », sorte de circonscription) de Sonneberg semble pour le moment compliqué », nous dit encore Felix Hagen, et il faudra faire preuve de compromis, notamment avec les autres partis conservateurs. « Mais les problèmes de court terme seront posés par l’administration du landrat, dirigé par l’AfD, continue-t-il. Sur des problèmes tels que : « le landkreis va-t-il accueillir plus de migrants cette année, et si oui comment seront-ils logés ? », et d’autres problèmes du même ordre, l’administration aura donc une véritable influence. » De quoi s’implanter petit-à petit sur le territoire allemand, une élection locale après l’autre, si la tendance se confirme.

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