L’opération « Spiderweb » était osée. Visant trois bases aériennes russes très loin sur le territoire, dans les régions d’Irkoutsk, de Mourmansk et de Riazan, elle aura permis la destruction d’une quarantaine d’appareils, bombardiers Tu-22 et Tu-95 pour la plupart, composants à part entière de la dissuasion nucléaire de Moscou et utilisés dans certaines campagnes de bombardement en Ukraine.
Elle a pris un an et demi pour être mise au point. Comme souvent dans la guerre moderne, elle combine l’audace à la technologie. L’audace, c’est l’usage de camions civils de transport « Kamaz », comme il en roule des milliers sur les autoroutes en Russie, pour acheminer les drones jusqu’aux abords des bases. Les chauffeurs routiers n’étaient, semble-t-il, pas au courant de la nature des cargaisons qu’ils transportaient. On leur avait donné des points de rendez-vous où ils devaient patienter en attendant quelqu’un. Ce quelqu’un n’est jamais venu, mais c’est là qu’à leur surprise, après une détonation, la remorque de leurs 30 tonnes s’est ouverte et mise à cracher des drones d’attaques FPV par dizaines. Programmés à l’avance, toujours semble-t-il, ces drones ont ensuite frappé les appareils russes stationnés côte à côte sur les tarmacs des aéroports, comme le montrent des images vidéo particulièrement saisissantes.
Voilà pour la conception et le déroulement de l’attaque conçue par le SBU ukrainien, qui en a aussitôt revendiqué la paternité par la voix de son chef Vasyl Malyuk. C’est comme si les États-Unis voyaient leurs bases de bombardiers B-52H de l’US Air Force à Minot (Dakota du Nord) ou Barksdale (Louisiane), ou les B-2 à Whiteman (Missouri), ou même Diego Garcia dans l’océan Indien, attaquées par des drones. C’est une victoire majeure, certainement plus glorieuse que le plasticage ce week-end d’un pont au moment du passage d’un train rempli de civils dans l’oblast de Briansk et qui s’apparente clairement à du terrorisme. Le secrétaire d’État Marco Rubio a été jusqu’à présenter ses condoléances pour les morts russes de cette attaque à son homologue Sergei Lavrov lors d’une conversation téléphonique, preuve que les Américains ne souhaitent pas que l’Ukraine s’engage dans la voie des meurtres à l’aveugle qu’ils ne cautionnent nullement.
Ces attaques sur les bombardiers interviennent la veille de l’ouverture de nouveaux pourparlers entre les délégations russe et ukrainienne à Istanbul, comme une façon pour l’Ukraine de frapper un grand coup pour faire monter les enchères de son côté. Il faut dire qu’en dehors de ce coup d’éclat spectaculaire qui s’attaque au domaine ultra-sensible aux yeux de Vladimir Poutine qu’est l’arme nucléaire, l’Ukraine est militairement sur une trajectoire négative au moins depuis l’automne 2023. La tendance s’est accélérée ces dernières semaines avec la reprise des offensives russes dans les oblasts de Soumy et Kharkov ainsi qu’une offensive en cours dans celui de Zaporijjia. Les attaques de drones russes à Kiev et dans les principales villes ukrainiennes ont été massives et elles ont mis en évidence que les défenses anti-aériennes ukrainiennes commençaient à montrer des signes de fragilités évidentes. De l’aveu du président Zelensky lui-même, les munitions pour les batteries de missiles « Patriot » n’arrivent plus qu’au compte-goutte.
Dans ces circonstances, il ne faut pas espérer qu’en perdant quelques bombardiers, même quarante, Moscou va refaire un calcul coût/bénéfice et réviser les fondements de sa SVO, l’opération militaire spéciale. Il reste qu’au-delà des discussions qui s’ouvrent, une riposte va certainement avoir lieu. Son ampleur donnera une indication pour savoir si Poutine passe à la vitesse supérieure et cherche l’escalade ou, au contraire, la proportion. Car une telle attaque s’inscrit dans un schéma de riposte lié à la doctrine nucléaire russe, revue en 2024 pour y inclure une action de la part d’une puissance non nucléaire comme l’Ukraine appuyée par des puissances nucléaires. Autre constat, l’Ukraine a certainement bénéficié d’une aide étrangère pour réaliser son opération. On sait qu’elle a prévenu l’administration Trump avant le démarrage de l’action. On sait aussi que le SBU a été formé de A à Z par les Américains et les Britanniques depuis au moins 2014 et la révolution de Maïdan, la CIA selon le New York Times disposant de douze stations dans le pays. L’Ukraine n’a pas agi seule et cet acte visait à lui redonner des cartes dans une négociation où les Russes arrivent en position de force.
