Culture

Livre : « Au cœur de la guerre froide »

Avec ce sixième volume, Nicolas Ross achève sa monumentale histoire de l’émigration russe, commencée avec la description de l’exode de l’armée Wrangel, qui, talonnée par les Rouges, fuit la Crimée blanche à la fin de 1920. Ses livres précédents, tous publiés aux éditions des Syrtes, retracent avec précision l’état de l’émigration militaire russe, qui, de Constantinople et Gallipoli tout d’abord, ensuite au Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes, en Tchécoslovaquie, et bien sûr en France ou en Allemagne par la suite, continue le combat contre le pouvoir soviétique. 
 
La création en 1924 par le général Wrangel du ROVS, l’Union militaire générale russe (qui existe encore), qui coiffe toutes les associations d’anciens combattants blancs, permet la poursuite de ce combat anticommuniste, par la collecte et la diffusion d’informations inédites sur la vie en URSS et aussi par l’envoi d’agents de renseignement et d’action. Les Blancs disposaient alors d’aides ponctuelles de différents services, des Polonais à l’Intelligence Service, sans oublier l’Abwehr et les Japonais. 
 
Les services soviétiques prirent l’affaire fort au sérieux, puisque, après le probable assassinat de Wrangel à Bruxelles en 1928, ils enlèveront, en plein Paris, deux dirigeants du ROVS, les généraux Koutiépov (en 1930) et Miller (en 1937). Pour ce faire, le NKVD disposait d’une taupe au plus haut niveau de l’organisation blanche, le général Skobline, héros de la Guerre civile « retourné » par ses anciens ennemis. 
 
Le beau film d’Éric Rohmer, Triple agent, retrace avec finesse cet épisode tragique de la guerre souterraine menée en France par les services de Staline.

Entre Hitler et Staline, le précédent livre de Nicolas Ross, décrit bien le dilemme des émigrés russes pendant la Seconde Guerre mondiale : qui combattre, les Allemands ou les Rouges ? Le drame de l’Armée Vlassov y occupe une grande place ; il illustre le destin des émigrés politiques et militaires, voués à être instrumentalisés par des États aux arrière-pensées parfois tortueuses. 
 
Personnes déplacées
 
Au Cœur de la Guerre froide reprend le dossier en 1945, quand des centaines de milliers de Personnes déplacées forment une nouvelle vague d’émigrés regroupant des Blancs chassés d’Europe centrale et orientale et d’anciens citoyens soviétiques. Le visage de l’émigration russe change avec l’apport d’un sang neuf, celui des prisonniers de guerre de l’Armée rouge, des déportés du travail, des Cosaques et des anciens de l’Armée Vlassov. L’ancienne ROVS, marquée par son héritage tsariste, cède le pas à de nouvelles structures, comme par exemple le NTS, l’Union nationale du Travail – ceux que l’on appelle les solidaristes. Née dans les années 30, cette organisation n’a pas pour objectif de regrouper des anciens de tel ou tel régiment, mais bien de mener un combat anticommuniste, si possible en URSS. Son idéologie s’inspire du personnalisme chrétien ; elle est modérément démocratique sans pour autant céder au fascisme. Le type humain qu’on y rencontre se distingue des anciens émigrés de 1920, très marqués par la culture militaire de l’ancienne Russie et par des origines sociales relativement élevées (peu de paysans et d’ouvriers, beaucoup d’officiers et d’intellectuels). 
 
Les nouveaux émigrés, eux, ont vécu la Terreur des années 30 en URSS, puis la guerre (souvent dans l’Armée rouge puis sous l’uniforme allemand), les camps de réfugiés, le risque de rapatriement forcé, la misère. Leur éducation est souvent plus fruste (beaucoup d’ouvriers), d’où une vision du monde plus brutale. C’est dans ce vivier que les services britanniques et américains vont recruter à tour de bras pour la propagande antisoviétique (voire antirusse avec les émigrés ukrainiens ou baltes quand il s’agit d’aviver les conflits internes à l’ancien empire russe dans le but de le démembrer) : une bonne part des collaborateurs des radios anglo-américaines en langue russe, comme Radio Liberty, sont des anciens officiers de l’Armée Vlassov (ROA : Armée de Libération russe). De même, les services occidentaux recrutent leurs agents pour l’action clandestine au-delà du Rideau de fer, puisque ces anciens citoyens soviétiques sont, pensent-ils, à même de se fondre dans la foule de l’Est sans être repérés. 
 
Samizdat et tamizdat
 
Nicolas Ross a eu accès à une quantité impressionnante d’archives blanches, mais aussi rouges avec la publication de témoignages soviétiques après 1991. En outre, il a consulté les archives déclassifiées de la CIA sur les covert actions des années 50. La partie la plus passionnante, qui évoque les romans de John le Carré, traite des parachutages de militants du NTS en Ukraine (le Donbass, déjà !) et en Russie, tous arrêtés dans les premières heures par un service de sécurité diablement efficace. Défaillances techniques (les télex occidentaux étaient-ils lus et décodés ?) ou taupe au sein du NTS ? Nicolas Ross s’abstient de répondre, mais la question se pose encore.
 
Un large chapitre traite aussi du combat spirituel mené dans l’émigration mais aussi en URSS par des groupes tels que l’ACER, l’association des étudiants chrétiens russes, très active pour la transmission de l’héritage orthodoxe. Le combat culturel est abordé avec le rôle essentiel de la presse émigrée, de maisons d’éditions (Possev, YMCA-Press,…) qui, dans les années 60 et 70 permet la circulation d’Est en Ouest (samizdat : les textes clandestins rendus publics à l’Ouest) et vice-versa (tamizdat : les livres interdits réintroduits en URSS). Le NTS envoya plus de mille courriers en zone rouge, porteurs d’argent, de documents, de livres. Parmi ces courriers, nombre de jeunes militants politiques, et plus d’un écrivain, issus ou non de l’émigration russe. Le livre savant (précieuses notices biographiques) de Nicolas Ross rend hommage à ces exilés qui, de 1920 à 1991, sans désemparer, préparent la renaissance d’une Russie libérée.
 
Christopher Gérard
 
Nicolas Ross, Au cœur de la Guerre froide. Les combats de l’émigration russe de 1945 à 1960, Syrtes, 492 pages, 23€

Christopher Gérard

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